CAHIER V (avr. 1887 – oct. 1887) - 98 pages

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CONTEXTE HISTORIQUE ET BIOGRAPHIQUE

Le Cahier V s’étend du samedi 23 avril au samedi 1er octobre 1887. Plus long que le précédent, il s’inscrit dans sa continuité, mais présente des périodes croissantes de jachère dont il faut peut-être accuser le retour de la belle saison qui engage le poète de 22 ans à de fréquentes sorties et exacerbe sa libido insatisfaite. Le printemps l’entraîne, en effet, dans un « tourbillon de plaisirs » qui se prête mal à une écriture régulière. Il multiplie les flâneries au hasard des rues de Paris et trace des itinéraires plus classiques aux Champs-Élysées, sur les quais et sur les boulevards pour jouir de la « fête de verdure » et accomplir sa quête d’aventures érotiques. Il rêve sur un portrait dans une exposition de photos, accompagne du regard les pas des promeneuses, bourgeoises ou femmes galantes, et décrit longuement une soirée passée dans une maison de passe. Il se rend aussi assidûment sur les lieux de culture et de divertissement. Il assiste à Renée adaptée par Zola de son roman La Curée au Théâtre du Vaudeville (29 avril), visite les nouvelles expositions (Gustave Moreau, Millet, Exposition internationale de peinture à la galerie Georges-Petit) et fréquente les spectacles populaires du Nouveau Cirque, rue Saint-Honoré, de l’Hippodrome à l’Alma et du café-concert du Jardin de Paris aux Champs-Élysées, où les rencontres féminines sont plus faciles. Le printemps, dominé par sa hantise de la solitude, accroît son besoin de sociabilité qu’il parvient à peine à combler auprès de son cousin Metman et de son ami Vielé-Griffin. Il continue de participer aux mardis de Mallarmé dont il ne rapporte que de rares échos et s’essaie à de timides mondanités qui ont le mérite de cultiver son sens de la satire. Certaines sorties sont plus pénibles et nécessitent le recul de l’ironie, comme la visite à Verlaine hospitalisé à l’asile de Vincennes (26 mai). La tentation le prend aussi de fuir la ville et il monte sur les hauteurs de Meudon, où le saisissent d’étonnantes réminiscences. L’actualité, quand elle envahit les journaux et bouleverse l’opinion, attire vivement son attention, notamment l’affaire Schnaebelé (20 avril) qui réveille les craintes d’une nouvelle guerre franco-allemande, l’agitation boulangiste dont il suit les étapes avec passion et l’incendie de l’Opéra-Comique (25 mai). Sur le plan littéraire, il publie en mai son troisième recueil, Sites, très bien reçu au-delà du cercle étroit des poètes au point de lui ouvrir, grâce à Jean Lorrain, les pages du quotidien L’Événement (20 juin). L’été venu, Régnier quitte la ville pour « la campagne exubérante de vie », une révélation pour lui qui prétendait « ne jouir qu’en souvenir » de la nature, même si elle s’atténue avec le temps. Il séjourne à La Lobbe (Ardennes) chez son cousin Césaire des Lyons (13 juin-2 ou 3 août), puis quelques jours à Aulnoie (Eure-et-Loir) chez son camarade de collège Pierre Lefèvre-Pontalis (9-14 août) et enfin à Montlouis (Indre-et-Loire) dans la famille Vielé-Griffin (14 août-1er octobre). L’isolement provincial, loin des tentations parisiennes, lui paraît l’occasion d’une discipline quotidienne, mais le projet fait long feu sans doute parce qu’il le confronte brutalement aux pièges de l’écriture de soi et aux appels du vivant. Ses semaines ardennaises sont occupées par des observations de la vie locale, par des promenades, parfois l’objet de descriptions ambulatoires, mais aussi par de nombreuses lectures et, même s’il déplore avec constance son impuissance créatrice et son « indécision poétique », par l’écriture de quelques-uns des poèmes qui formeront le recueil Épisodes. De retour à Paris, il rend visite à son éditeur Léon Vanier et au romancier Léon Cladel à Sèvres (7 août) et s’attarde dans les musées et les cafés. Le séjour à Montlouis n’est guère plus propice que celui de La Lobbe au cahier quotidien, mais l’effervescence amicale lui permet d’ébaucher de nouveaux poèmes d’Épisodes et les promenades au bord de Loire l’enchantent. La période couverte par le Cahier V révèle avec insistance les ambiguïtés de Régnier situé dans un perpétuel entre-deux et dans un va-et-vient incessant entre présent et passé. Sa sensibilité aux réminiscences lui permet d’évoquer par fragments des scènes de sa vie antérieure qui parasitent souvent sa perception de l’instant. Les unes sont métamorphosées jusqu’à brouiller la frontière du réel et de l’imaginaire, ainsi le long récit de ses promenades dans la campagne autour de La Chapelle-d’Angillon ou d’un voyage en Hollande dont nous ne savons rien. Les autres sont attachées à un souvenir récent, souvent rappelé dans les cahiers successifs, agréable comme ses rêveries sur les plages vendéennes, douloureux et obsessionnel comme ses amours limousines avec Antoinette. Régnier, très sensible à la symbolique des lieux où il a vécu, décide, de retour à Paris (1er octobre), de commencer un nouveau cahier : « La vie change avec les lieux que nous habitons ». [PL]

ANALYSE LITTÉRAIRE

Dans la continuité du précédent, le Cahier V possède néanmoins une physionomie particulière, liée au cours de la vie de Régnier et à sa façon d’y réagir. À Paris, c’est le printemps ; et avec l’été, deux longs séjours à La Lobbe et à Montlouis constituent des échappées. Peu de choses tangibles pour le biographe, sans doute. En revanche, la vie intérieure est riche de pensées et d’émotions qui font événement. Outre l’influence des lieux et du temps qu’il fait, quelques rites de la vie sociale, littéraire, culturelle ou mondaine suscitent réflexions et anecdotes. Plus intimes, les promenades sont toujours des moments privilégiés. Point d’intrusion de la politique, et assez peu de nouvelles extérieures à moins qu’elles n’affectent Régnier, comme la mort de Laforgue. Car sans surprise, l’art et la littérature dominent. D’abord les lectures : Nerval, décevant ; Hugo (Théâtre en liberté), bien pis ; la correspondance de Flaubert, enthousiasmante ; Poe, essentiel. Mais un spleen chronique tourmente Régnier, que la campagne n’apaise que provisoirement. Ainsi s’écrit au fil des jours une nosographie littéraire de l’humeur, qui connaît ses pics et ses creux, et qu’aggravent la solitude et la frustration. Mais le temps reste le principal tourment : poursuivi jusqu’en rêve par « l’obsédante vision » de la mort, Régnier n’en « méprise[e] » pas moins le présent qu’il replace dans la perspective du souvenir, son refuge existentiel. L’« atonie » enfin s’alimente de l’anxiété devant la tâche à accomplir, grevée par l’auto-dépréciation et « le manque d’espérance […] de ceux qui ne croient pas en l’avenir ». La conscience malheureuse du temps rejoint ainsi la relation que Régnier entretient avec son œuvre : « l’heure littéraire que je traverse est grave. » Se jugeant à « une heure de formation », le poète tente de se ressaisir dans son journal en s’y astreignant à un travail d’écriture quotidien. Le volontarisme a beau être fragile, les plongées dans le souvenir restent aussi remarquables que dans le Cahier IV. Et malgré l’intempestif « Je n’aime pas la peinture », on assiste à des transpositions d’art virtuoses de tableaux existants – surtout Moreau –, et plus encore, en partant pour La Lobbe, de la nature elle-même métamorphosée en tableaux. Mais c’est à Paris – hors vacances – que Régnier tient le plus fidèlement un journal fait d’interruptions, de non-dits et d’allusions. Pour compliquer la tâche d’un hypothétique lecteur, la mention des dates et des jours semble plus négligente, sinon erratique. À sa manière, sous une allure disparate et au verso de son œuvre publiée, Régnier compose dans ce Cahier une partition moderne : celle d’un jeune poète tourné vers le passé, anxieux de l’avenir, et qui s’efforce tant bien que mal de s’inscrire dans son temps. [BV]

DESCRIPTION MATÉRIELLE

Ce Cahier V, plus volumineux que le précédent, est constitué de 75 pages, dont 63 pages utilisées, déduction faite des versos des 2 pages de titre, mais aussi des 10 pages demeurées vierges à la fin du cahier. Ces 10 pages non utilisées (ou 9, si l’on admet que la dernière, comme dans le cas du Cahier IV, n’a pas vocation à l’être) laissent penser que la rédaction de ce Cahier V a été précocement interrompue – interruption motivée par un changement de lieu, comme l’indique la dernière note, datée du 1er octobre 1887 à Paris, consignée au retour d’un long séjour de l’auteur à Montlouis, chez son ami Francis Vielé-Griffin (et rédigée dans une encre de teinte différente des précédentes) : « J’arrive – Je commence un autre cahier. / La vie change avec les lieux que nous habitons. » On peut donc raisonnablement supposer que ce cahier, compris dans le sens matériel du terme (c’est-à-dire comme support d’écriture) était préalablement constitué comme tel et n’est pas le produit d’une segmentation a posteriori. En revanche, ce Cahier V présente au moins deux indices matériels des lectures rétrospectives dont il a fait l’objet : sur la première page de titre (p. 27), la mention de l’année (87), pour compléter la date de début (encre noire), a été manifestement ajoutée après coup (encre bleue) ; page 70, la fin de la deuxième note (un propos rapporté de Heredia), rédigée à l’encre bleue, a été lourdement biffée à l’encre noire. [BR]