CAHIER IV (fév. 1887 – avr. 1887) - 52 pages

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CONTEXTE HISTORIQUE ET BIOGRAPHIQUE

Le Cahier IV, le plus ancien à avoir été conservé, s’étend du lundi 7 février au jeudi 21 avril 1887. Régnier a 22 ans. Son succès à la licence en droit (11 janvier) rassure sa famille et le libère pour la création littéraire. Depuis l’été 1885, il collabore aux jeunes revues, fréquente les cercles d’avant-garde de Montmartre et du Quartier Latin, où se rassemble la nouvelle génération, et surtout, depuis le printemps 1886, les mardis de Mallarmé, où la future élite symboliste côtoie ses aînés, peintres et écrivains. Mais, à l’automne 1886, l’arrêt de Lutèce où il avait publié l’essentiel des Lendemains et d’Apaisement, ses deux premiers recueils, puis du Scapin, qui l’héberge le temps de deux livraisons, le laisse orphelin. Au cours des derniers mois de 1886, la jeune littérature qui refuse l’étiquette infâmante de « décadent » et lui préfère celle de « symboliste », se scinde après les manifestes de Jean Moréas et de René Ghil. Régnier choisit quelque temps de suivre Ghil dont la revue mensuelle, les Écrits pour l’art, « se fonde sous la présidence nominale de Mallarmé ». Il collabore à tous les numéros de janvier à juin 1887 avant de s’en retirer pour incompatibilité avec la théorie de l’Instrumentation verbale que seul un malentendu avait rapproché de la poétique de Mallarmé. Dans son cahier des mois d’hiver 1887 où se conçoivent les sonnets de Sites, Régnier ne se livre pas sur le contenu de son travail, mais plutôt sur ses difficultés à aboutir, voire à se concentrer. En revanche, il dresse un inventaire assez précis de ses rencontres littéraires dont la disparate surprend. D’un côté, ce sont les amis de jeunesse comme l’alter ego Vielé-Griffin, le cousin Louis Metman et le peintre Halil Bey dont il fréquente assidument l’atelier, les mardis de Mallarmé dont il rapporte par bribes la conversation, par exemple sur l’érection de la Tour Eiffel (15 février), ou encore les réunions chez Ghil pour la prochaine livraison des Écrits pour l’art. De l’autre, c’est le milieu parnassien réuni au mariage du poète Auguste Dorchain (8 février), une visite chez Sully Prudhomme (18 mars) et la première du Théâtre-Libre (30 mars) où il côtoie le groupe de Médan. Le Cahier IV, en effet, évoque moins ses lectures, peu citées à de rares exceptions, que ses sorties dans Paris, seul ou avec ses amis. On peut le suivre au bal de l’Opéra, au concert Lamoureux de l’Éden-Théâtre, à l’Opéra-Comique, au musée du Louvre ou au salon des Indépendants, mais aussi dans ses sorties mondaines ou mi-mondaines, qu’il rapporte le plus souvent avec une ironie qui masque la dualité de son regard hésitant entre raillerie et fascination. L’écriture quotidienne lui permet aussi de tracer ses parcours dans Paris, de montrer son ciel, ses paysages et ses promeneurs dans des descriptions ambulatoires. Depuis la rue du Louvre, où il habite alors, il suit les perspectives de la rue de Rivoli, du jardin des Tuileries et des Champs Élysées, parfois des allées du Bois et des quais de la Seine vus de l’île Saint-Louis ou de la Concorde avec la gourmandise d’un « piéton », voire d’un « paysan » de Paris, même si le ciel d’hiver, la neige et le brouillard provoquent parfois en lui du dégoût et un rêve d’évasion inassouvi (22 février). Le printemps venu, une promenade sur les hauteurs de Montmartre (21 avril) semble un temps compenser cette attente, annonçant ses déambulations du Cahier V. Pour l’heure, elles peuvent être suscitées par l’actualité, discrètement présente, avec la construction de la Tour Eiffel et du Sacré-Cœur et surtout avec le triple crime de la rue Montaigne (17 mars), l’un des faits-divers les plus célèbres de l’Histoire, qui l’intéresse au point de se rendre sur place, comme un badaud, en quête de divertissement ou d’un sujet possible de roman. Mais l’écriture diaristique se heurte souvent à l’insignifiance, voire au vide des jours, et pose peut-être aussi la question de sa propre raison d’être. Le doute provoque cinq interruptions, en moyenne d’une semaine, et contraint le diariste à dresser un bilan sélectif et abrégé des jours écoulés destiné à rétablir le lien brisé. Plus largement, selon une procédure récurrente dans les mois et les années à venir, le Cahier IV abandonne çà-et-là le présent pour le passé, réel ou fantasmé. Dans plusieurs entrées, Régnier évoque longuement des souvenirs. Les uns sont anciens et difficiles à dater, comme ceux de la terrasse de la maison Villedey à Paray-le Monial, et du mystérieux jardin décrit en détail qui semble avoir été témoin de ses premiers émois amoureux. Les autres, plus récents, sont réveillés par la mémoire affective : le séjour en Alsace, cinq ans plus tôt, dans sa famille maternelle, l’été à Montlouis au bord de la Loire avec Vielé-Griffin (juillet-août 1886) et ses rêveries au bord de la mer sur les plages de Vendée où le conduit son cousin Just des Lyons (septembre 1886). Le cahier, sans règle fixe ni but clairement défini, entremêle d’emblée tous les genres de l’écriture de soi. [PL]

ANALYSE LITTÉRAIRE

La notation liminaire de la date – « Lundi 7 février [1887] » –, et la première phrase – « Travaillé la journée et vu Froc – à 6 heures, place de la Concorde. » –, instaurent d’emblée le présent de l’écriture diariste : plus précisément la sphère du présent, qui permet de rapporter de façon sélective et discontinue ce déjà-passé qui a eu lieu dans l’espace d’une journée, voire au-delà – « L’autre jour, je me suis promené […] » –, et qui constitue la première strate temporelle du journal. Voilà pourquoi, d’entrée de jeu, la narration du Cahier hésite entre le passé composé et un présent d’actualisation : « m’apparaît une tête de jeune fille ». Des éléments de récit se succèdent ainsi au plus près de ce qui a été vécu et ressenti. Toutefois, le diariste n’est pas plus confiné dans ce présent – lequel en est seulement le point d’ancrage – qu’il ne l’est dans ses objets ou la façon de les aborder. Il lui est loisible de former des projets, d’imaginer, de se souvenir et de s’adonner à la réflexion ou à la rêverie, toutes formes de pensée non inscrites dans le présent. Quant aux objets, ce sont les faits et gestes de la vie – anodins ou non –, les personnes rencontrées, les sorties ou les soirées, les propos rapportés, les anecdotes de toute nature ; mais aussi le sentiment de solitude affective et morale, souvent mélancolique, d’un jeune poète en quête de lui-même. Car nous lisons bien le journal d’un écrivain, que manifestent à la fois l’évocation de son travail, les cercles fréquentés – dont les mardis de Mallarmé –, les préoccupations littéraires et esthétiques, enfin et surtout les efforts pour faire œuvre de littérature dans le journal : loin d’être un dépôt du tout venant, Régnier s’y essaye à des études dont certaines pourraient valoir pour elles-mêmes. Pourtant, même l’amour et la littérature peuvent appartenir à l’écume des jours : ce sont les tribulations du désir chez un jeune homme en « manque d’affection féminine » ; parfois les jugements esthétiques et littéraires, voire les idées caressées d’œuvres à écrire ; ou encore les bons mots, jugements et maximes, dont certains ne manquent pas de talent. Mais le centre de gravité du Cahier réside ailleurs : dans le rendu des impressions que suscitent les extérieurs parisiens, par quoi s’ouvre et s’achève le Cahier ; dans « ces heures d’ennui angoissé », associé au travail non fait, devant « un ciel gris de neige » où se projette l’humeur spleenétique ; surtout, dans la valorisation du passé qui donne lieu à plusieurs remémorations, dont la longue évocation du jardin de l’enfance à Paray-le-Monial. Une autre remémoration et un autoportrait voient surgir cet étrange « il » – en lieu de « je » – qui deviendra une marque des Cahiers. En somme, l’écriture pour soi du journal peut être allusive ou incomplète, pourvu qu’elle touche juste. Reflétée au prisme du souvenir, l’expérience sensible du poète diariste s’y donne à lire dans le présent de la prose. [BV]

DESCRIPTION MATÉRIELLE

Les deux premières pages (1 et 1v) n’appartiennent pas en fait à ce Cahier IV : il s’agit de la page de titre générale (recto et verso) d’un premier regroupement de Cahiers constitué rétrospectivement par Régnier et rassemblant les Cahiers IV à X (et non pas XI, comme il l’écrit par erreur), rédigés du 7 février 1887 au 7 août 1889). Ce premier regroupement, comme les suivants, ayant servi de base à la constitution du volume conservé sous la cote NAF-14974 et relié à l’initiative de la BnF en 1965, on peut raisonnablement en déduire que les trois premiers Cahiers ont été perdus (ou détruits ?) antérieurement à l’entrée des manuscrits dans les collections de la BnF. Ce « premier » Cahier comporte donc 50 pages, dont 47 utilisées, déduction faite du verso de chacune des deux pages de titre individuelles et de la dernière page, laquelle fait manifestement pendant à la première page de titre – la forme du cahier au sens matériel du terme renvoyant analogiquement ou subrepticement au modèle du livre. On notera aussi (et dans le même ordre d’idées) qu’à l’instar du Cahier V, et à la différence de tous les suivants, ce Cahier IV est muni d’une double page de titre. Enfin, de nombreux repères verticaux tracés dans les marges invitent à penser qu’il a fait l’objet de relectures (et, vraisemblablement, de réutilisations) rétrospectives. [BR]